dimanche 4 août 2019

Dieu est bourré


Le café des amis ne porte guère son nom. C'est ce qu'on appelle vulgairement, un bar à poivrots,
et les ivrognes ne sont amis que le temps de se voir servir un verre à l'oeil, ou seulement
si on les écoute raconter leur vie de merde.
C'est souvent la même chose : leur femme les a quittés parce qu'ils buvaient trop,
 alors ils se sont mis à boire plus encore.

Je fais partie depuis peu de cet univers anisé, nouvel élu en somme. J'ai perdu mon boulot,
j'en ai pas trouvé d'autre, les factures se sont accumulées,
j'ai pas pu rembourser mon crédit immobilier, on m'a saisi mes meubles et ma voiture.
A cette occasion, j'ai découvert que je n'avais pas d'amis : ils disparaissent tous rapidement
 quand on n'a même pas de quoi se payer un ticket de bus. Ils prennent l'air gêné,
vous plaignent beaucoup en vous assurant que demain ça ira mieux, et ils ne vous rappellent pas.
Et si vous insistez, ils finissent par se fâcher, faudrait pas abuser quand même !
Petit à petit, vous devenez un pestiféré pour tous les autres.

Je porte des habits usés, mes chaussures aussi, car sans argent, on en fait des kilomètres !

Ça fait un drôle d'effet de voir les autres partir au boulot, chacun dans sa voiture,
à klaxonner dans les embouteillages, tous les matins et tous les soirs à la même heure.
On se sent décalé. Pour la première fois de ma vie, je réalisais que je n'étais plus dans la course,
un largué du peloton, complètement cuit, qui finira par être ramassé par la voiture-balai.

Ce soir, je bois mon aide-sociale, verre après verre, dans ce qui est devenu ma place d'habitué.
 Oh, ça pourrait être pire : je suis pas encore à la rue. Mes compagnons d'infortune sont là eux-aussi,
on finit par se connaître tous, ce sont mes collègues de comptoir. Ce soir, il y a un nouveau,
assis à côté de moi au bar. Il en a gros sur la patate, et il commande chouchen sur chouchen,
faut vous dire qu'on est en Bretagne et qu'il y a de l'hydromel des dieux à volonté
dans ce pays de souillasses. C'est un gars ordinaire, le genre qu'on croit avoir déjà vu quelque part,
mais dont on ne se souvient jamais du nom.

– Alors l'ami, tu viens souvent ici ? interrogé-je en finissant mon sixième demi-pêche.

– Ça fait bien deux-mille ans que je ne suis plus venu.

– Ouahhh, ça fait une paye dis donc. Tu t'appelles comment ? Moi, c'est Georges.

– El, mais les gens d'ici m'appellent Dieu.

Je bois mon verre cul-sec et je réalise soudain ce que le gars vient de me dire le plus sérieusement
du monde. Je le regarde :

– Non mais qu'est-ce que tu racontes ?

– J'avais envie de revenir ici, comme la dernière fois, j'ai pris forme humaine, et me voilà,
mais cette fois je vais pas rester longtemps, je me souvenais plus du goût de l'hydromel,
putain que c'est bon !

Curieusement, je le crois. La foi, c'est comme ça, ça vous prend n'importe où et n'importe quand,
ça se passe de la moindre preuve. Une question me taraude :

– Mais tu… enfin… pardon… vous… pourquoi êtes-vous venu ici ?

– S'il vous plaît, un autre ! dit-il au patron, et se tournant vers moi. T'en veux aussi ?
Ce soir, je t'invite. Tu veux savoir pourquoi Dieu est ici, dans un bouge infâme, à se saouler la gueule
 en compagnie des professionnels de la chose ? Eh bien parce que Dieu, il en a marre.
Il est dégoûté, dégoûté. Je lâche l'affaire, je demande ma mutation dans la constellation d'Orion.
Une autre planète, une autre biosphère à m'occuper. Fini.

– Ah je vois ce que c'est, moi aussi à la fin je me sentais plus capable de travailler. Mais dis-moi ?
Si t'es Dieu, (je descends un autre verre), si t'es vraiment Dieu, pourquoi tu fais pas ce que tu veux ?
Et ta mutation, à qui d'abord ? Le grand patron, c'est toi !

– Ça, c'est ce que vous croyez les humains, du moins, les croyants en Dieu avec un D majuscule,
vous pensez que moi je suis l'Unique, l'Incréé, l'alpha et l'oméga,
 et vous m'affublez de mots tous plus exagérés les uns que les autres.
En fait, je suis El depuis le départ, c'est écrit dans vos plus anciens livres,
je suis un dieu parmi d'autres, c'est même pas moi qui l'ait faite votre planète.

– Alors là, tu m'auras pas, j'ai fait le catéchisme, il est dit que Dieu,
 il a créé l'Univers et la Terre en six jours !

– Ouais, vous avez tous lu un texte retouché une bonne centaine de fois depuis sa version d'origine.
Au départ, nous étions des centaines de dieux à nous occuper de la planète Terre,
 nous sommes des dieux inférieurs, les supérieurs, eux, ils ont créé les astres et les planètes,
 t'en connais peut-être certains : Cosmos, Ouranos, Gaïa… Très sympas, d'ailleurs,
des idées un peu vieillottes, mais bon, vous savez ce que c'est les anciens.
Moi j'ai commencé avec ma copine Ashéra et une bande de potes :
Zeus, Baal Hammon, Odin, Isis, Chronos, Ogma, Moloch, Bacchus, Osiris…
Au début on s'entendait bien, on se voyait souvent en organisant des banquets
dans les palais des uns et des autres, le Walhala chez Od, l'Olympe chez Zeus et Héra...

– Ouh la la, tu m'embrouilles. Tu veux dire qu'il y a des dieux au-dessus de toi ?

– Bah oui, vous les humains, vous vous posez toujours la question de savoir qui vous a créés,
eh bien je vais te donner un scoop, nous aussi ! On sait qu'il y a des forces supérieures,
mais personne ne sait qui a créé les dieux qui s'occupent de l'Univers, on est aussi ignorants que vous.
 Le problème, c'est qu'on a fini par se disputer, et on s'est battus pour contrôler les humains,
 on a créé des religions pour être révérés, on s'est livré des guerres avec votre intermédiaire,
on a même voulu vous dicter nos lois, comme ça, juste pour voir si vous alliez les suivre.
C'était très drôle d'ailleurs, il suffisait qu'on vous dise de vous prosterner et vous le faisiez,
on vous disait de vous gratter les couilles toutes les aubes et vous obéissiez,
on s'est toujours demandés pourquoi d'ailleurs.

– Allez taulier, encore à boire ! Bon, c'est bien joli tout ça, mais comment t'as fini par te retrouver seul ?

– Après des millénaires, j'ai fini par l'emporter sur la bande à Zeus et Odin.
Et des peuples de plus en plus nombreux ont fini par me révérer, moi, et uniquement moi.
J'étais devenu l'Unique, le Souverain absolu de l'Univers. Le problème, c'était ma copine Ashéra.
Oh… si tu la voyais, Ash c'est une telle beauté, un corps de déesse, des formes voluptueuses,
et puis c'est aussi une guerrière comme on n'en fait plus. Au début, nous luttions ensemble,
et puis nous nous sommes disputés. Elle me disait qu'il n'y en avait que pour mon boulot,
que je sacrifiais notre vie de couple céleste pour mes ambitions. Un soir,
 je l'ai surprise avec Baal Shamin, ce prince de médeux de terre et de la rosée.
J'étais très remonté contre elle, alors j'ai commis l'irréparable :
les humains qui étaient sous ma responsabilité, je les ai convaincus de renier Ashéra
et ils l'ont fait ces cons ! Ils ont détruit tous ses temples, brisé ses statues et massacré ses prêtresses.
Quand elle a trouvé son clergé qui baignait dans son sang, elle s'est faite la malle.
Il paraît qu'elle dirige un peuple pacifique dans la galaxie d'Andromède.
Enfin, c'est ce qu'on dit, ça fait deux-mille cinq cent ans qu'elle m'a quitté.

– J'comprends, moi aussi ma femme m'a quitté, ça fait mal. Au début je lui en voulais à mort,
 il m'a fallu du temps avant de m'apercevoir que c'était moi qui avait été con.

– Oui, t'as tout compris Georges, c'est exactement ça ! Pendant mille ans je l'ai haïe
de toutes mes forces. A tel point que je me suis mis à cracher sur toutes les déesses,
j'ai voulu asservir la féminité même, alors j'ai mis ma haine des femmes dans la tête des humains.
 Après, vous vous êtes mis à lapider, voiler, exciser, violer, et tout ça à cause de moi.
Les poteaux ont voulu me ramener à la raison, mais je les ai tous rejetés. Et pour leur faire du mal,
je me suis pointé en humain, il y a deux-mille ans, j'ai accomplis une bonne centaine de miracles,
je me suis fait crucifié et j'ai ressucité pour impressionner la galerie.
Quelques siècles plus tard et partout on propageait l'idée du dieu unique.
J'ai dit aux humains que leurs anciens dieux n'étaient que des démons.
C'est moi qu'a inventé le concept du Diable, un succès fou chez les humains,
vous vous êtes mis à en voir partout du Malin, jusqu'à brûler des gens pour ça.
 J'ai envoyé un prophète à un peuple guerrier pour exterminer les païens d'Afrique du nord
et d'Asie, j'ai créé l'Inquisition pour garder les Européens sous ma tutelle,
 j'ai lancé une campagne de chasse aux sorcières pour détruire les dernières adoratrices d'Ashéra,
 j'ai envoyé les Européens à l'assaut de l'Amérique pour convertir les Amérindiens.
 J'ai fait partout couler le sang en mon nom. Les dieux ont été rejetés par les humains,
à l'exception de quelques peuples ci et là, et les dieux se sont barrés de la Terre,
 en jurant de ne jamais revenir. Ils m'ont laissé tout seul ici. Au début je trouvais ça bien,
 j'étais l'Unique, j'avais ma planète à moi.

– T'a gagné, alors pourquoi ça va plus aujourd'hui ?

– Le problème, c'est que mes copains partis, j'ai brisé les équilibres initiaux
et tout est parti en vrille sur la Terre : l'humanité a crû et multiplié de façon exponentielle,
détruisant la Nature et ses ressources. Oh j'ai bien essayé de les arrêter :
j'ai mis le doute dans la tête des humains, j'ai créé l'athéïsme, le rationalisme,
j'ai pensé que doués de raison, ils pourraient revenir à des sociétés plus pacifiques
et en harmonie avec la Nature. Mais non, ces cons d'humains sont passés de l'amour de dieu
à celui de l'argent, et n'ont utilisé leur raison que pour croître encore plus vite,
 et pour piller les ressources encore et encore.
Et les guerres de religions ont même repris de plus belle. Ce dernier siècle,
 j'ai vu tant d'horreurs sur Terre : les guerres mondiales, les génocides, la destruction de la biosphère,
 la pollution, l'extinction de masse des espèces, tant et tant de saloperies
que j'ai perdu foi en moi-même. J'ai compris que j'avais tout foiré ici,
et que mes amis et ma femme me manquent. J'aimerais tellement me faire pardonner.
 Pourtant, quand on s'entendait bien, c'était chouette, les poteaux,
ils s'incarnaient en humains avec des super-pouvoirs pour jouer les héros :
Gil-Gamesh, Herakles, Thor, Samson... et d'autres se transformaient en super-monstres
 pour les affronter : il y a eu l'Hydre, Cerbère, Cyclope, Minotaure, Addanc, Jörmungand,
 les dragons, ce qu'on a pu se marrer ! Le dernier qu'a fait le coup de s'incarner en humain
c'est Cernunnos, ça a donné Merlin l'enchanteur. Ouaip, le dernier dieu sur terre,
c'était chez vous les Bretons. Pfff, tout ça c'est fini, les copains sont partis,
les Bretons sont un peuple en voie de disparition, j'ai plus qu'à me saouler
comme le font tous les Celtes.

– T'as essayé de parler à tes amis de ce que tu ressens aujourd'hui ? Ils pourraient te pardonner.

– Tu crois que c'est possible ?

– Mais ouiii, appelle-les, juste un coup de fil, tu verras, rien n'est jamais perdu.
Allez je te ressers un coup à boire.

– T'es un chic type, Georges.

– Tu veux retrouver ta femme ? Va la voir, excuse-toi platement, dis ce que tu as sur le coeur.
Essaye, sinon tu vas éternellement ruminer tes regrets.

Le pauvre gars pleure à chaudes larmes :

– T'as raison, ouais, j'vais l'appeller. T'as un téléphone sur toi ?

– Ouais vas-y… mais j'ai un crédit limité, je sais pas si tu peux appeller l'international.

– T'inquiète pas, le numéro que je vais composer ne te sera pas facturé.

Il prend mon natel et compose à toute allure un drôle de numéro à 66 chiffres,
ça finit par sonner, puis on entend une voix, car El a mis l'option main-libre :

– Vous êtes sur le répondeur d'Ashéra, l'étoile du matin et du soir, déesse de l'amour et de la guerre,
 je ne peux pas vous répondre pour le moment, veuillez laisser un message
et je vous répondrai dès que possible…

– Allo Ash ? C'est moi… El… ton petit Yahweh chéri… Bon…d'abord excuse-moi
 j'suis un peu bourré, je bois de l'hydromel… tu te souviens ? Le nectar des dieux !
Ce qu'on a pu en boire tous les deux… Bon… j'voulais t'dire, j'suis désolé… complètement désolé…
j'ai tout foiré… la Terre, c'est devenu l'Enfer, les humains sont de plus en plus tarés…
ah part Georges… oui lui, c'est un vrai pote… J'aimerais te voir, Ash… tu me manques…
 je suis rien sans toi, alors si on pouvait se voir tous les deux… je suis prêt à décrocher la Lune
 si tu veux, et tu sais que j'en suis capable. J't'en veux pas pour Baal Shamin, je l'avais bien mérité.
 Alors, Ash, s'il te plaît, rapelle-moi, on ira faire une promenade en comète.

El raccroche et me rend mon portable.

– T'avais raison Georges, ça m'a fait du bien. Je te remercie de m'avoir écouté, moi un vieux poivrot.
 Comme quoi, il y a encore du beau monde sur Terre, je ne t'oublierai pas.

Il se lève, jette quelques billets sur la table pour l'addition et sort.

Je sors juste derrière lui pour prendre l'air, mais l'homme a disparu, la rue est déserte et silencieuse.

Putain, me dis-je en rentrant chez moi en titubant, j'ai rencontré une incarnation de Dieu,
c'est un putain de miracle ça. Y en a qu'ont créé une religion avec moins que ça,
peut-être que je devrais écrire mon évangile à moi. Mais qui croira un ivrogne ?


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