Atée
était une jeune femme qui s'appellait ainsi parce qu'elle grimpait
souvent aux arbres et aimait se laisser tomber en arrière, mais
atterrissait toujours sur ses pieds. Au départ, on l'appellait
“Atterrie” et puis avec le temps “Atée”. Cette femme avait
toujours les pieds sur terre.
Quand
Dormeur était revenu de sa grotte et prétendu être en
communication avec les esprits, Atée s'était contentée de hausser
les épaules et n'était jamais allée le consulter dans sa case.
La
table de la loi ne la choqua pas de prime abord, au vu que les règles
premières lui paraissaient justes. C'est lorsqu'on déclara les
femmes coupables
qu'elle
commença à râler. Elle avait un amant régulier qu'elle aimait
beaucoup et s'était mariée avec lui, sans jamais toutefois se
soumettre à son autorité. N'ayant pas honte de son corps, elle n'en
faisait qu'à sa tête et savait très bien rembarrer les personnes
qui lui faisaient des remarques. Un jour qu'elle se séchait sur un
rocher au soleil après s'être baignée nue près d'une cascade,
Lagifle l'aperçut et vint lui parler avec son ton moralisateur
habituel :
—
Atée, tu devrais couvrir ton
corps, n'oublie pas que tu es une femme mariée.
—
Cela ne te regarde pas, mon
corps c'est le mien, il m'appartient et si j'ai envie d'être nue,
c'est mon problème.
— Tu
as tort, je vais t'expliquer, insista Lagifle en parlant comme si
elle s'adressait à une enfant de son école, sache que ta conduite
est comme la boue qui pollue cette eau, elle rend ton corps impur de
la même façon que l'eau saumâtre te rendra malade si tu la bois.
La pureté est quelque chose de naturel, tu te dois d'être pure.
—
Garde tes explications fumeuses
pour les crétins, avec moi ça ne prend pas. Et puis c'est quoi
cette comparaison ? En quoi ma conduite serait comme la boue pour
l'eau claire ? Ridicule. Et même la boue a des vertus curatives.
Lagifle
s'énerva :
—
Parce que les esprits l'ont
décidé ainsi !
Atée
partit d'un éclat de rire qui fit écho :
—
Les esprits ? Et tu les as déjà
entendus toi ? Moi, jamais.
— Si
tu y crois, tu finiras par les entendre…
—
C'est parce que tu es cinglée
et que tu finis par t'en persuader. Il suffit qu'un animal fasse du
bruit pour que tu croies que les esprits te parlent.
—
Méchante femme, comment peux-tu
manquer de respect aux esprits à ce point ?
—
Comment pourrais-je manquer de
respect à ce qui n'existe pas ?
—
Prouve-moi que les esprits
n'existent pas !
—
C'est à toi de me prouver
qu'ils existent, sinon je devrais admettre que tout ce qu'on peut
imaginer existe : le dahu, l'Atlandide, la Démocratie, l'incroyable
Hulk…
—
Les esprits existent : notre
saint Prophète est en permanence en contact spirituel avec eux.
—
Mais je le connais bien moi ce
filou, il a toujours raconté des bobards à tout le monde. Comment
tu sais qu'il n'invente pas tout ce qu'il prétend entendre ?
Lagifle,
les larmes aux yeux :
—
J'ai la foi en Dormeur, je sais
qu'il dit la pure Vérité.
— Ah
ah ah, balivernes ! Tu ne peux rien prouver du tout en fait. Allez,
va plutôt te trouver un mâle pour te décoincer.
Et
Lagifle repartit en pleurant.
Lagifle
passa des heures terribles, destabilisée par les propos d'Atée. Le
doute s'insinua dans son esprit : les esprits existent-ils ? Dormeur
est-il un faux-prophète ? Mais non, elle chassa ces mauvaises
pensées : il est impossible qu'elle se soit trompée, elle savait au
fond de son coeur que les esprits existaient, et sans eux que
deviendrait-elle ? Elle qui avait appris à leur parler jour et nuit,
eux qui étaient ses seuls amis, eux qui lui donnaient la force de
vivre chaque minute !
Frappant
un arbre rageusement de ses poings, elle poussa des cris de fureur.
Comment pouvait-on ne pas croire aux esprits ? C'était intolérable.
Cette méchante Atée avait une langue de vipère, elle insinuait le
doute dans les esprits et semait la discorde dans la communauté. La
peur lui glaça l'échine : Atée pourrait détruire toute sa vision
du monde, et Lagifle serait complètement perdue, pire, Atée
pourrait anéantir la foi elle-même. Elle était le mal incarné.
Lagifle
entra dans le Temple et y surprit Dormeur en train de faire tripoter
son sexe par un petit garçon.
—
Mais que fais-tu, ô Prophète ?
Bafouillant,
Dormeur trouva tout de même une excuse :
—
Euh… les esprits me
commandaient d'enseigner à cet innocent l'anatomie masculine…
—
Prophète, je suis bouleversée,
il y a dans notre tribu, une femme impure et méchante qui ne croit
ni en toi, ni même aux esprits. Elle propage ses idées
négationistes parmi les hommes et les femmes.
Dormeur,
fronça les sourcils :
—
Effectivement, c'est fâcheux,
dis-moi qui elle est, j'irai la trouver pour la ramener dans le droit
chemin.
—
Merci ô Prophète, fit Lagifle
en lui baisant la main une bonne dizaine de fois.
Dormeur
alla trouver Atée qui était occupée à traire ses chèvres en
compagnie de son mari. Celui-ci se leva, mais Dormeur lui demanda de
s'éloigner, il souhaitait parler à sa femme.
—
Atée, on m'a informé que tu ne
respectais pas les croyances de notre tribu.
—
Vous pouvez croire en ce que
vous voulez, mais moi je crois ce que je veux. En quoi est-ce de
l'irrespect ?
— Tu
refuses de reconnaître la Vérité ?
— De
quelle vérité parles-tu ? La tienne ? Et la mienne dans tout ça,
tu en fais quoi ?
—
Les esprits existent, c'est un
fait.
—
Prouve-le.
— Tu
as un esprit dans ta tête, n'est-ce pas ?
—
Mouais… si tu veux…
— Hé
bien, lorsque le bébé sort du ventre de sa mère, un esprit entre
dans son corps et l'anime, et lorsque une personne meurt, son esprit
repart dans le monde des esprits.
— On
ne les voit pas.
—
Parce qu'ils sont invisibles, il
y a le monde visible, matériel, et il y a le monde invisible,
immatériel.
—
Donc, tu es en train de me dire
que tu sais qu'il existe un monde invisible et des esprits qu'on ne
voit pas et n'entend pas.
—
Oui.
Elle
partit d'un éclat de rire :
—
Moi je te dis pour l'avoir
observé maintes fois que lorsque le bébé est dans le ventre, il
est déjà animé, il donne des coups de pieds et réagit quand on
lui parle, toute mère sait cela. Pour moi, le bébé possède un
esprit neuf comme son corps, puis il apprend en évoluant dans le
monde extérieur, s'enrichit, se forge dans le monde réel, visible.
Quand on vieillit, l'esprit vieillit aussi, il n'y a qu'à parler
avec le vieux gâteux Tête-Ridée pour s'en apercevoir. Et quand on
meurt, l'esprit meurt aussi.
—
C'est horrible ! Imagine si tu
propages tes mensonges, les gens auront peur de la mort et seront
inconsolables quand les gens qu'ils aiment meurent.
Atée
réfléchit quelques secondes et dit :
— Et
si en fait, nous appartenions à cette terre : les plantes naissent
de la terre, elles sont mangées par les animaux que nous mangeons.
Nos selles et urines retournent à la terre et nos corps aussi
lorsque nous les enterrons. Tout part de là en fait, et vivre et
mourir c'est le destin de chaque être en ce monde, nous sommes comme
les fleurs, nous devons pousser, fâner, et puis retourner d'où nous
venons. La Terre est notre mère à tous, voilà ce que je pense, et
non ce que je crois, car contrairement à toi, je forge mes idées à
partir de ce que je vois.
—
Erreur ! Erreur !
Comme
Dormeur ne put convaincre Atée, il se dit que Brumeux y arriverait,
vu que c'était le meilleur en l'art d'enbrouiller les esprits des
idées les plus farfelues.
Brumeux
vint donc trouver Atée qui avait organisé une petite fête avec ses
amis. Celle-ci, prit un air exaspéré en le voyant arriver :
—
Quoi encore ?
—
Atée, je suis mandaté par
Dormeur pour parler avec toi.
—
Parler de quoi ? Là je suis en
bonne compagnie, je n'ai pas sollicité la tienne que je sache.
— Il
s'agit de tes croyances. Elles ne sont pas justes.
—
C'est toi qui le dit.
— Tu
nies l'existence du monde invisible, m'a-t-on dit.
—
Tout juste.
— Tu
t'exposes à de graves ennuis parce que tu t'obstines dans l'erreur.
Tu fais de l'erratisme, explique Brumeux avec son habituel ton docte
ponctué de mots nouveaux destinés à impressionner son auditoire.
—
Erratisme ? N'importe quoi,
répondit Atée.
—
Oui, erratisme, tu n'es qu'une
erratique, mes frères et soeurs, vous avez devant vous l'errasie
personnifiée.
Atée
s'esclaffait et tournait en ridicule chacune des inventions
sémantiques de Brumeux.
—
Ecoute Brumeux, ce n'est pas
parce que tu donnes un mot à quelque chose que ça fait de toi une
personne qui ne se trompe jamais. J'affirme que tu ne sais même pas
de quoi tu parles. Ma croyance ne regarde que moi et s'il y a des
idiots pour croire aux tiennes, ça les regarde aussi, mais je n'ai
rien à voir avec ça.
— Tu
te trompes, mécréante, car en propageant tes idées, tu pervertis
les autres.
—
Non, c'est toi et Dormeur qui
pervertissez toute la tribu.
Faute
d'avoir d'argument, Brumeux passa aux insultes :
— Tu
n'es qu'une petite salope qui fait boire aux innocents le mal comme
une urine fétide.
Soupe-au-lait,
le mari d'Atée, se leva et expédia un poing magistral dans la
figure de Brumeux, l'envoyant valser jusqu'au bas de la colline. S'il
parlait peu, et ne contestait jamais Atée, personne n'insultait pas
sa femme sans se faire casser la gueule.
Le
nez cassé, avec le sang plein la bouche, Brumeux se releva et
retourna auprès de Dormeur. En le voyant ainsi, Dormeur s'écria :
—
Cette fois, il faut faire
quelque chose. Nous devons l'arrêter.
Boiteux
qui était là aussi, objecta :
—
Mais Atée n'a pas transgressé
les lois de la table.
Brumeux,
revanchard, dit alors :
—
Nous devons donc ajouter un
commandement.
—
Mais lequel ? demanda Dormeur.
— Hé
bien, Atée est dans l'erreur, c'est une “érétique”, précisa
Brumeux qui se trompait même parfois dans la prononciation des mots
qu'il avait inventé. Ce qui caractérise l'”érésie”, c'est de
manquer de respect à la vraie croyance, c'est à dire aux esprits.
—
Oui, fit Dormeur, comment
allons-nous appeller ce fait ?
—
Trouvons une image accrocheuse…
on insulte les esprits lorsqu'on les ramène en bas, vers l'impureté,
la femme quoi. Je propose donc d'appeller ce fait “basse-femme” à
l'image d'Atée. Donc le commandement sera :
Tu
ne basse-femmeras pas les esprits.
On
grava donc cette nouvelle loi sur la table et l'on envoya des hommes
armés pour arrêter Atée.
Elle
fut jugée au tribunal et condamnée pour basse-femme, négationisme
des esprits, outrage aux bonnes moeurs, et tout ce que Brumeux put
imaginer pour que le jury soit plus choqué encore. Elle incarnait le
mal absolu, l'impureté totale. Il fallait frapper les esprits plus
durement qu'avec une simple exécution. Alors Lagifle proposa qu'en
vertu du principe de purification, quoi de mieux que le feu pour la
punir. On plaça donc Atée sur des fagots de bois, attachée à un
poteau et Dormeur la menaça de la brûler vive, une torche à la
main. Celui-ci espérait qu'avec la peur de mourir ainsi, Atée
finirait par renier son erreur. Mais celle-ci s'obstina jusqu'au
bout, y compris lorsque les flammes commencèrent à la consumer,
elle s'écria dans un dernier souffle :
—
Soyez maudits ! Menteurs !
Salopards ! Idiots !
Soupe-au-lait,
qui avait assisté impuissant à la scène et qui n'avait jamais su
convaincre un auditoire, pleura à chaudes larmes. Depuis ce jour, il
s'éloigna du village et alla vivre dans la montagne.
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