mercredi 7 août 2019

Extrait de Face à la mort. Chapitre 16


La carapace





Cette nuit, les étoiles sont ivres, happées par le cosmos infini, elles dansent, et la lune en liesse en frémit de joie. Cette beauté me paraît imméritée quand je songe aux chairs qui pourrissent la journée sur cette terre de désolation. Je me dis que Dieu là-haut, nous a abandonné.

Shevine et moi sommes allés nous retrancher dans une petite maison de pierre, aux enduits de terre, qui se confond avec le paysage. Nous bravons les règles habituelles de la vie de camp qui sépare les hommes et les femmes ; nous n'en avons plus rien à foutre.
La température étouffante de la journée a à peine fraîchi, dehors une Lune pleine projette sa lumière, et le village, si décrépi au soleil prend une teinte des mille et une nuits. 

Nous sommes assis en tailleur sur le tapis du salon, je bois du thé et mange un peu, alors qu'elle ne touche à rien de ce que nous avons préparé, confuse et contrite ; l'incompréhension et l'abattement enlaidissent son visage. Je ne pensais pas la voir dans cet état un jour. Tout à coup, elle m'assène des reproches comme des coups de masse :
— Comment peux-tu manger tranquillement ? Tu ne ressens donc rien ?

Je repose ma tasse calmement, je sonde au fond de moi, à la recherche d'une émotion que je pourrais lui faire partager, mais effectivement, rien ne m'atteint aujourd'hui, pas plus qu'hier en fait, alors je ne réponds rien.
— Tu es insensible ? Ça ne te fait rien tous ces gens massacrés ?
— J'ai pas envie d'en parler.
— Mais pourquoi, pourquoi t'es toujours comme ça ? Y a qui au fond de toi ? Ton cœur, il est où ton cœur ?!

Je réponds d'un silence gênant, elle me frappe des deux mains sur la poitrine.
— Tu veux mourir... mais t'es déjà mort !

J'arrête ses poings rageurs en lui attrapant les poignets, la voilà qui chavire, et je la ramène au creux de mes bras, fixant ses yeux mouillés de larmes de mes yeux résignés. J'arrive pas à parler, mais mon regard et l'expression de mon visage voudraient dire quelque chose comme ça :
Si j'ouvre le chemin vers mon cœur, je ne survivrai pas, tu comprends? J'ai tout enfoui quelque part, j'arrive pas à sortir tout ça de moi. Je me suis forgé une carapace, un blindage, c'est le seul moyen que j'ai trouvé pour continuer à vivre.
Je ne sais si elle l'entend.

Shevine craque complètement entre mes bras, baise mes joues en les mouillant de larmes.
— J'en peux plus, j'y arrive plus, c'est trop dur, je veux pas mourir ici, tu sais... je veux pas mourir.
— Tu ne mourras pas ici, je te le promets.
Elle est calée contre moi, blottie, s'étiole, submergée par des émotions trop longtemps contenues.
— Je vais tout te dire, je suis pas la femme forte que tu connais, j'ai le cœur en porcelaine, je suis fragile... cette guerre, t'avais raison, je suis venue la faire parce que ma vie n'avait aucun sens à Nantes, j'étais rien, rien qu'une fille d'immigrés, j'avais pas d'avenir, je voulais faire quelque chose d'important... je suis venue pour me donner de l'importance en fait...

Shevine se livre, son âme est à nu, je ne l'ai jamais connue aussi vulnérable. Je ne sais quoi faire, ni quoi dire, cela me touche, et en même temps, j'ai tellement peur. Je me rebelle néanmoins contre l'image qu'elle a d'elle-même :
— Tu oublies tout ce que tu as accomplis ici, tu es une meneuse d'hommes et de femmes, beaucoup sont prêts à mourir pour toi, et tu es venue pour défendre les femmes contre ces barbares, tu me l'as dit, et je te crois. Tu es en train de réaliser tes rêves, et ça c'est beau, t'es le reflet du soleil dans les ténèbres de la nuit, t'es pas une fille paumée ni une frimeuse, Shevine, ne pleure pas, tu es quelqu'un, crois-moi.

Shevine essuie ses larmes du revers de sa manche, elle plonge ses yeux dans les miens, ils verdissent comme des émeraudes. Mais son visage demeure triste :
— C'est pas ça mes rêves, tu vas me trouver stupide, je sais, surtout pour une féministe, mais moi, je voulais juste vivre avec un homme qui m'aime, avoir une maison et des enfants, rien de plus. Je sais, c'est ridicule...
— Tu auras tout ça, Shevine, la guerre sera bientôt finie pour toi, juste après cette mission. Tu seras même une héroïne.
— Ça m'est bien égal, Riwall, j'en ai par dessus la tête de cette guerre pourrie et d'être une héroïne, je veux pas mourir en martyr, je veux juste qu'on m'aime, tu comprends ?
— Tout le monde t'aime ici...
Elle se détache de moi, vexée.
— Tu sais très bien de quoi je parle... me prends pas pour une idiote... d'ailleurs, je te déteste en fait, je maudis le jour où je t'ai rencontré, depuis que je te connais, ça va pas... t'as touché mon âme, je me demande comment d'ailleurs, et du matin au soir, je pense à toi, à chaque minute, je vis plus, tu saisis ? Je me donne à fond dans mon commandement, je me bats comme une lionne, mais c'est pour essayer de pas penser à toi, tu vois ?!! J'en ai marre de toi ! Je connais tout de toi, ton odeur, ton sourire, ta voix, ton esprit, et même ton joli ptit cul, j't'ai dans la peau, et toi t'es vide, tu me donnes rien, je sais bien que je devrais te virer de ma tête.

Soudain, je découvre une Shevine que je ne connais pas, fragile, vulnérable, elle me livre tout ce qu'elle a sur le cœur, je me sens pas à la hauteur. S'ensuit un long silence. Elle n'ose plus me regarder, plonge sa tête entre ses genoux, que recouvrent ses longs cheveux noirs comme un rideau. J'ai envie de glisser mes doigts dedans, et je tends mes bras vers elle, mais j'y renonce, comme si un mur invisible brise mon élan :
— Je suis tellement désolé, je suis pas l'homme qu'il te faut, pas celui que tu mérites... Je ne suis plus rien qu'une ombre, un mort-vivant, un oiseau sans ailes, je ne t'apporterai que le malheur.
— Mais tu me prends pour qui ? Je suis pas une déesse, ni si exceptionnelle que tu le crois, je mérite pas mieux que toi. Je suis juste une fille amoureuse, je peux pas t'offrir grand chose, quelques rêves, de la tendresse, du sexe aussi, une main pour serrer la tienne, des lèvres pour t'embrasser, des bras pour te consoler, c'est tout ce que je possède. Tu dis que t'es rien, mais je suis pas d'accord, tu dis que tu m'apporteras que du malheur, je suis toujours pas d'accord. Quand je jouais au basket je lâchais jamais rien, je me battais jusqu'au bout, je finissais jamais le match, alors c'est pareil avec toi, même si je suis certaine de me planter, j'irai jusqu'à la faute. Je suis entière, je peux pas tricher, et si tu m'aimes pas, bah j'aurais essayé au moins.

Là, je comprends ce qu'elle est en train de faire, je suis submergé par des émotions contraires, il y a quelque chose au fond de moi qui hurle, qui veut forcer la porte, mais je me suis tellement fermé que je n'en possède plus la clef. Shevine, bien que ravagée par la souffrance, est passionnée, elle porte sa croix et ça la rend plus belle qu'elle n'est réellement. Shevine a les yeux qu'on aimerait avoir posés sur soi, la bouche des baisers qui nous manquent, la voix d'un ange qu'on n'oubliera jamais, et un caractère qui nous marque au fer rouge ; à l'image de son peuple, elle est une rose pleine d'épines. Je pourrais craquer pour elle, prendre sa main dans la mienne, écraser mes lèvres contre les siennes, lui faire l'amour, mais mon élan, aussitôt se brise, je sais bien que cela finirait mal, je suis maudit par le destin, la passion c'est pas pour moi. Je finirai par tout gâcher, je suis comme un imposteur, fallait pas croiser mon chemin, j'ai rien demandé à personne, moi, aimer je peux pas.
La voix nouée, je réponds :
— J'y arriverai pas … je suis désolé, c'est une mauvaise idée, j'ai plus goût à la vie..., je fais face à la mort, et je préfère rester seul.

Shevine baisse la tête, semble se résigner et se mure dans le silence, elle se lève, fait quelques pas pour sortir de la pièce, puis au moment de franchir le seuil, elle se retourne, et se lance à corps perdu dans sa dernière bataille :
— Tu peux pas dire ça, t'as souffert, je sais, t'as perdu tes illusions, t'as peur d'aimer, je sais bien tout ça, mais regarde autour de toi : t'es en enfer ici, pour de vrai, c'est pas qu'un sentiment, c'est ce qu'on vit dans nos chairs. Les Yezidis ont tous été tués, les femmes sont violées, les enfants sont fanatisés ou enterrés vivants, et si demain on me capture, que crois-tu qu'il m'arrivera ? Quoi que cette femme t'a fait, c'est que dalle ! Si t'acceptes d'être rien, tu lui donnes raison à cette tarée, réagis, bats-toi, ou suicide-toi tout de suite, tiens je te donne mon flingue si tu veux !

Shevine sort son pistolet et me le tend, déterminée, on y croirait. Voilà cette arme dans ma main, dois-je me shooter tout de suite ?
Mais Shevine poursuit :
— Tu sais quoi ? T'as cru aimer quelqu'un c'est ça ? Et t'as le cœur brisé parce qu'elle t'aimait pas ? Mais t'as rien compris... Aimer, c'est pas devenir une larve, aimer c'est pas le sacrifice, aimer c'est un don du ciel, rien d'autre. Dieu nous a donné ce pouvoir, il a pas dit de tout perdre pour le recevoir. Tu dois donner sans rien n'attendre des autres, comme un ange, sinon tu souffriras toujours dès que tu éprouveras quelque chose. Laisse-toi aller aux sentiments, brise cette carapace, je t'en prie, c'est tellement beau d'aimer, ça donne la joie, ça fait vibrer, ça nous fait jouer comme des enfants, c'est une parcelle d'éternité.

Je demeure impassible, même si je comprends chaque mot, les murs sont trop épais pour être abattus en une nuit, mais ceux-ci sont tout de même ébranlés par ce tremblement de terre appelé Shevine. Mes yeux changent de couleur, passant du bleu au vert, et mon cœur s'emballe, et ses coups me frappent dans la poitrine.

— Je voudrais bien Shevine... je voudrais bien...
— Je t'ai tout dit de moi ce soir, tout ce que je ressens, j'ai posé mon âme devant toi, tu peux la déchirer, la laisser ou la prendre pour toi, je suis à toi. Tu dis espérer pour moi un homme meilleur ? Mais moi je veux que cet homme ce soit toi, Riwall,.... parce que moi je t'aime.

Je ne sais pas comment réagir à cette déclaration d'amour, je me sens si vide, mon cœur est encore prisonnier d'un caveau de marbre, dur et froid comme la mort. Mais ses mots ont tout de même fissuré le bloc et je la tiens serrée contre moi pour la rassurer :
— Je tiens beaucoup à toi, Shevine, mais pour tes rêves, je ne peux rien te promettre.

Nous dormons ensemble pour la première fois, enlacés l'un contre l'autre. Je veille sur son sommeil, et une larme furtive coule le long de ma joue.

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