jeudi 15 août 2019

Un tiens vaut mieux que deux tu l'auras





Mes yeux s'ouvrent, je me redresse dans ce vieux clic-clac. J'ai mal au dos car la mousse est si usée que je finis toujours par m'endormir sur la barre centrale. Je suis si fatigué et pourtant je n'ai rien à faire de mes journées. Des années que je galère de petits boulots en RMI, coincé dans ce petit studio dans un immeuble sale et nauséabond. J'entends les voisins du dessus qui hurlent. Je mets de l'eau à chauffer pour un café mais je m'aperçois que la boîte est vide. Tant pis, j'enfile une veste et je sors sur le palier. Dans l'escalier il y a cette odeur de pisse au milieu des effluves de cannabis qui me donnent la nausée. Faut dire que j'ai rien mangé. En bas ma boîte aux lettres défoncée et taguée déborde de publicités, j'ai l'estomac qui se noue car je redoute une facture ou deux.
Crac, dans la cour j'ai encore marché sur une seringue de drogué. Je lève les yeux et regarde cet immeuble de béton gris et ce ciel blanc qui mine le moral. A certaines fenêtres, je distingue les rideaux bouger, l'ennui a rendu l’œil malsain.
Je me rends au bancomat le plus proche, déjà plus d'argent sur mon compte, encore dix jours pour toucher le prochain RSA. La poisse, j'ai plus que quelques euros pour finir le mois. Je me passerai de café. Un tour à Pôle Emploi, toujours pas de job dans ma branche, je commence à écrire une lettre de motivation pour un CDD au SMIC, à force de mentir je me sens tomber dans la fosse des minables. Je mets la lettre en boule et je la jette dans une corbeille.
Il est midi, je n'ai plus qu'à retourner chez moi pour me faire des pâtes nature et en plus maintenant il pleut et une voiture en passant m'éclabousse. Une journée pourrie dans une ville pourrie d'un pays pourri.
Je traverse un parc, à cette heure fréquenté uniquement par les SDF. En les regardant je pense que si je baisse les bras encore, je finirai comme eux. Au moins pas besoin de lettre de motivation pour faire partie de leur bande. Perdu dans mes pensées, je trébuche sur un objet métallique et je m'étale de tout mon long dans l'herbe boueuse. Décidément c'est ma journée. En me relevant je découvre une sorte de vieille lampe à huile en fer, je la ramasse, on ne sait jamais des fois que l'électricité me soit coupée. Comme j'ai toujours beaucoup de chance, je m'aperçois que la lampe vaut que dalle.
Arrivé sur le seuil de mon immeuble : mon voisin pisse contre ses volets... Tableau quotidien des désespérés dont je fais partie.
L'eau chauffe dans la casserole. Je m'affale dans mon canapé, épuisé par les quelques km à pied parcourus, le moral dans les chaussettes. Je pue le chien mouillé. Je fais le tour du regard de mon unique pièce, pas le courage de nettoyer aujourd'hui et ce téléphone dépourvu de crédits qui ne sonne plus depuis des semaines. Je ne manque à personne, pas même à ma famille. La lampe, quelle idée saugrenue ai-je eu de ramener cette vieillerie dont aucune brocante ne voudra ? Je la manipule, il faudrait la faire reluire pour que son métal brille. L'eau boue, je vais mettre les pâtes, et au passage je ramasse une brosse de fer, soudain pris d'une envie de quelque chose. La lampe : je frotte avec la brosse et brusquement elle se met à briller comme une étoile. Je la tourne dans tous les sens : y a-t-il un interrupteur ou un éclairage quelconque ? Je recommence à frotter et maintenant ce sont des jets multicolores qui s'échappent de la lampe comme un feu d'artifice. Je la lâche de peur d'être brûlé mais il n'y a pas de danger. Une fumée tourbillonne à toute vitesse dans mon studio et une silhouette féminine sort de l'embout. Je n'ai pas fumé la moquette et pourtant je me retrouve face à une superbe créature : je n'avais jamais vu de femme si belle : des cheveux noirs aux reflets prune entouraient un visage d'ange à la peau parfaitement pure, des yeux verts pailletés d'or, et des lèvres pulpeuses. Un corps somptueux moulé dans une robe fuchsia d'un seul tenant dont la poitrine de fantasme semble vouloir déborder du décolleté. Ses formes voluptueuses sont trop idéales pour être humaines tant sa chute de reins, son ventre plat et la rotondité de ses fesses s'harmonisent dans la perfection. Ses cuisses ne sont que des brumes qui colimaçonnent en rétrécissant jusqu'à la lampe. Me voici tout ému de me retrouver face à ce monstre de charme. Avec mes cheveux gras et mes vêtements sales et non repassés, j'ai un peu honte.
Elle tourne en s'allongeant démesurément pour explorer la pièce puis reprenant sa forme initiale écarquille ses yeux sulfureux et m'adresse un sourire qui ferait fondre la banquise :
— Ah te voilà petit homme ! Je te fais grâce du blabla habituel... alors oui je suis un génie, et tu as droit à ce que j'exauce trois vœux, choisis bien et prends ton temps, j'ai horreur d'attendre des siècles qu'on daigne frotter la lampe et j'aime bien prendre du bon temps...
Je me sens tout à coup dépassé par ses paroles, suis-je en train de rêver ?
A mon air idiot, elle ajoute :
— Je suis bien réelle, tu peux tout me demander, absolument tout, c'est la chance de ta vie, tu n'en auras pas deux comme celle-là, allez ! Si tu veux... je peux te suggérer deux trois idées comme ça : je peux faire de toi une star de la chanson et nous pourrions nous éclater dans une discothèque de Sofia !
Aussitôt, je me retrouve vêtu et coiffé comme un chanteur de chaïga bulgare et me voilà en duo avec ma sublime compagne sur l'estrade d'une discothèque devant des milliers de fans. Puis l'instant d'après, me revoilà assis dans le creux de mon clic-clac aussi perdu qu'avant. Je réalise enfin que je suis en compagnie d'un authentique génie, comme celui des mille et une nuits et qui plus est, le génie est une femme magnifiquement sexy, capable de vouer les plus dévots des moines et des ayatollahs au diable.
Mes vœux... évidemment mes vœux... j'en ai tellement bavé dans la vie, je sais même pas ce que ça fait d'avoir du pognon, la paix dans le monde, sauver les enfants … à d'autres ! Moi d'abord. Je demande à devenir très riche. Aussitôt mon génie s’exécute : me voici habillé des fringues les plus luxueuses dans une villa au bord de la mer et plage privée. Je parcours mon immense domaine avec elle qui me présente tout ce que je possède et nous marchons quelques pas sur un ponton de bois au bout duquel mouille mon yacht de milliardaire. Je n'en crois pas mes yeux, le bateau démarre et me voici au milieu de l'océan sous un soleil radieux avec ma créature qui se dore au soleil sur un transat. Elle lève ses lunettes de soleil pour me demander :
—  Alors satisfait ? Il te reste deux vœux mon gars !
Déjà ça commence bien, le pognon y a pas à dire, ça rend heureux n'importe quel pauvre. Fini les soucis, la peur des factures, les voisins, la solitude urbaine, et le sentiment d'être minable et un raté.
Le problème à présent, quoi lui demander... à présent que je suis riche, je peux tout m'offrir moi-même. Je m'allonge un long moment pour réfléchir, sirotant un cuba libre au bord de la piscine du yacht. Je la regarde, elle est tellement belle, sa peau de pêche, ses courbes de reine, je la désire, je la veux, elle sera à moi.
— Voici mon second vœu : je souhaite que tu sois toute ma vie ma femme.
La génie plissa son front à tel point que je craignis que cela ne l'enlaidisse d'une ride.
On me l'a jamais fait ça ! Es-tu sûr que tu ne préfères pas une vraie femme ? Ou alors un vœu plus noble comme aider les pauvres gens ? Car vois-tu je suis un génie, crois-tu qu'un homme soit heureux marié avec un génie ?
— Si je te vœux ! Obéis génie !
Elle soupira et d'un geste nonchalant :
— Soit, tes désirs sont des ordres.
Me voici maintenant dans une cathédrale en costumes de mariés entourés de milliers d'invités et devant le prêtre au moment d'échanger nos vœux. Ceux-ci faits, nous nous embrassons. Ses lèvres sur les miennes m'électrisent, je suis fou d'elle. Mon bonheur est total. Quels changements en si peu de temps.
J'emmène la mariée sous les applaudissements à bord d'une Bugatti Veron vrombissante et nous partons en trombe jusqu'à notre villa pour notre nuit de noce. Mais voilà, au moment le plus érotique, je m'aperçois avec horreur qu'elle n'est pas tout à fait humaine et que je ne puis lui faire l'amour. Elle se met à rire :
— Tu vois, je te l'ai dit : je suis un génie, pas une véritable femme... il te reste un vœu, tu peux encore changer tout ça et prendre une autre femme si tu le souhaites. Alors qui préfères-tu ? Salma Hayek ou Beyonce ? Dita Von Teese ou Megan Fox ?
— Non c'est toi que je veux ! Mon dernier vœu : je souhaite que tu deviennes humaine et ainsi tu deviendras ma femme !
La génie fait une moue réprobatrice, et d'un geste forcé, finit par réaliser mon ultime vœu.
Ça y est, elle se transforme en véritable femme, ses jambes sont aussi magnifiques que le reste et je peux enfin terminer ma nuit de noce. Je vis un véritable conte de fée, quand je pense que le matin avait été si pitoyable...

J'ouvre les yeux, elle dort encore dans notre lit. Qu'ils semblent loin mes jours heureux. Je me souviens : cet été dans cette villa de milliardaire et puis tout à coup les impôts qui me tombent dessus. Ils me demandent la source miraculeuse de mes revenus et comme je ne peux rien prouver, ils me prennent pratiquement tout. Et puis viennent les taxes sur mes biens immobiliers et sur mes véhicules, le style de vie, les caprices de ma femme, et voilà qu'on m'attribue des revenus que je n'ai pas, on m'imagine des comptes cachés aux îles Caïmans. Je ne sais pas me défendre, je n'ai jamais été riche, eux ils ont des combines, ils savent comment s'y prendre. Et je n'ai pas non plus d'amis dans le milieu pour me conseiller alors je finis ruiné, on saisit tous mes biens et mon compte est à sec. Retour à la case départ, je sors de l'immeuble, le même qu'avant, toujours aussi terne et mal fréquenté, de nouveau au RSA et chercheur d'emploi, toujours fauché, il pleut, une voiture m'éclabousse, je commence mal ma journée. J'ai pas envie de rentrer, on va encore s'engueuler, quand elle me voit, elle me maudit de l'avoir condamnée à cet enfer humain et passe son temps à me hurler dessus. Ça dérange les voisins. Mon petit génie a pris 20 kg en six mois, son teint s'est terni, les premières rides, la peau d'orange, le bide et les cheveux gras. Et puis elle se néglige et fait une dépression, passant ses journées devant la télé. D'ailleurs elle ne sait rien faire et n'ose même plus sortir. J'ai pas envie de rentrer, c'est une journée pourrie dans une ville pourrie d'un pays pourri.





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