Mes
yeux s'ouvrent, je me redresse dans ce vieux clic-clac. J'ai mal au
dos car la mousse est si usée que je finis toujours par m'endormir
sur la barre centrale. Je suis si fatigué et pourtant je n'ai rien à
faire de mes journées. Des années que je galère de petits boulots
en RMI, coincé dans ce petit studio dans un immeuble sale et
nauséabond. J'entends les voisins du dessus qui hurlent. Je mets de
l'eau à chauffer pour un café mais je m'aperçois que la boîte est
vide. Tant pis, j'enfile une veste et je sors sur le palier. Dans
l'escalier il y a cette odeur de pisse au milieu des effluves de
cannabis qui me donnent la nausée. Faut dire que j'ai rien mangé.
En bas ma boîte aux lettres défoncée et taguée déborde de
publicités, j'ai l'estomac qui se noue car je redoute une facture ou
deux.
Crac,
dans la cour j'ai encore marché sur une seringue de drogué. Je lève
les yeux et regarde cet immeuble de béton gris et ce ciel blanc qui
mine le moral. A certaines fenêtres, je distingue les rideaux
bouger, l'ennui a rendu l’œil malsain.
Je
me rends au bancomat le plus
proche, déjà plus d'argent sur mon compte, encore dix jours pour
toucher le prochain RSA. La poisse, j'ai plus que quelques euros pour
finir le mois. Je me passerai de café. Un tour à Pôle Emploi,
toujours pas de job dans ma branche, je commence à écrire une
lettre de motivation pour un CDD au SMIC, à force de mentir je me
sens tomber dans la fosse des minables. Je mets la lettre en boule et
je la jette dans une corbeille.
Il
est midi, je n'ai plus qu'à retourner chez moi pour me faire des
pâtes nature et en plus maintenant il pleut et une voiture en
passant m'éclabousse. Une journée pourrie dans une ville pourrie
d'un pays pourri.
Je
traverse un parc, à cette heure fréquenté uniquement par les SDF.
En les regardant je pense que si je baisse les bras encore, je
finirai comme eux. Au moins pas besoin de lettre de motivation pour
faire partie de leur bande. Perdu dans mes pensées, je trébuche sur
un objet métallique et je m'étale de tout mon long dans l'herbe
boueuse. Décidément c'est ma journée. En me relevant je découvre
une sorte de vieille lampe à huile en fer, je la ramasse, on ne sait
jamais des fois que l'électricité me soit coupée. Comme j'ai
toujours beaucoup de chance, je m'aperçois que la lampe vaut que
dalle.
Arrivé
sur le seuil de mon immeuble : mon voisin pisse contre ses
volets... Tableau quotidien des désespérés dont je fais partie.
L'eau
chauffe dans la casserole. Je m'affale dans mon canapé, épuisé par
les quelques km à pied parcourus, le moral dans les chaussettes. Je
pue le chien mouillé. Je fais le tour du regard de mon unique pièce,
pas le courage de nettoyer aujourd'hui et ce téléphone dépourvu de
crédits qui ne sonne plus depuis des semaines. Je ne manque à
personne, pas même à ma famille. La lampe, quelle idée saugrenue
ai-je eu de ramener cette vieillerie dont aucune brocante ne voudra ?
Je la manipule, il faudrait la faire reluire pour que son métal
brille. L'eau boue, je vais mettre les pâtes, et au passage je
ramasse une brosse de fer, soudain pris d'une envie de quelque chose.
La lampe : je frotte avec la brosse et brusquement elle se met à
briller comme une étoile. Je la tourne dans tous les sens : y
a-t-il un interrupteur ou un éclairage quelconque ? Je
recommence à frotter et maintenant ce sont des jets multicolores qui
s'échappent de la lampe comme un feu d'artifice. Je la lâche de
peur d'être brûlé mais il n'y a pas de danger. Une fumée
tourbillonne à toute vitesse dans mon studio et une silhouette
féminine sort de l'embout. Je n'ai pas fumé la moquette et pourtant
je me retrouve face à une superbe créature : je n'avais jamais
vu de femme si belle : des cheveux noirs aux reflets prune
entouraient un visage d'ange à la peau parfaitement pure, des yeux
verts pailletés d'or, et des lèvres pulpeuses. Un corps somptueux
moulé dans une robe fuchsia d'un seul tenant dont la poitrine de
fantasme semble vouloir déborder du décolleté. Ses formes
voluptueuses sont trop idéales pour être humaines tant sa chute de
reins, son ventre plat et la rotondité de ses fesses s'harmonisent
dans la perfection. Ses cuisses ne sont que des brumes qui
colimaçonnent en rétrécissant jusqu'à la lampe. Me voici tout ému
de me retrouver face à ce monstre de charme. Avec mes cheveux gras
et mes vêtements sales et non repassés, j'ai un peu honte.
Elle
tourne en s'allongeant démesurément pour explorer la pièce puis
reprenant sa forme initiale écarquille ses yeux sulfureux et
m'adresse un sourire qui ferait fondre la banquise :
— Ah te voilà petit homme ! Je te fais grâce du blabla
habituel... alors oui je suis un génie, et tu as droit à ce que
j'exauce trois vœux, choisis bien et prends ton temps, j'ai horreur
d'attendre des siècles qu'on daigne frotter la lampe et j'aime bien
prendre du bon temps...
Je
me sens tout à coup dépassé par ses paroles, suis-je en train de
rêver ?
A
mon air idiot, elle ajoute :
— Je suis bien réelle, tu peux tout me demander, absolument tout,
c'est la chance de ta vie, tu n'en auras pas deux comme celle-là,
allez ! Si tu veux... je peux te suggérer deux trois idées
comme ça : je peux faire de toi une star de la chanson et nous
pourrions nous éclater dans une discothèque de Sofia !
Aussitôt,
je me retrouve vêtu et coiffé comme un chanteur de chaïga bulgare
et me voilà en duo avec ma sublime compagne sur l'estrade d'une
discothèque devant des milliers de fans. Puis l'instant d'après, me
revoilà assis dans le creux de mon clic-clac aussi perdu qu'avant.
Je réalise enfin que je suis en compagnie d'un authentique génie,
comme celui des mille et une nuits et qui plus est, le génie est une
femme magnifiquement sexy, capable de vouer les plus dévots des
moines et des ayatollahs au diable.
Mes
vœux... évidemment mes vœux... j'en ai tellement bavé dans la
vie, je sais même pas ce que ça fait d'avoir du pognon, la paix
dans le monde, sauver les enfants … à d'autres ! Moi d'abord.
Je demande à devenir très riche. Aussitôt mon génie s’exécute :
me voici habillé des fringues les plus luxueuses dans une villa au
bord de la mer et plage privée. Je parcours mon immense domaine avec
elle qui me présente tout ce que je possède et nous marchons
quelques pas sur un ponton de bois au bout duquel mouille mon yacht
de milliardaire. Je n'en crois pas mes yeux, le bateau démarre et me
voici au milieu de l'océan sous un soleil radieux avec ma créature
qui se dore au soleil sur un transat. Elle lève ses lunettes de
soleil pour me demander :
— Alors satisfait ? Il te reste deux vœux mon gars !
Déjà
ça commence bien, le pognon y a pas à dire, ça rend heureux
n'importe quel pauvre. Fini les soucis, la peur des factures, les
voisins, la solitude urbaine, et le sentiment d'être minable et un
raté.
Le
problème à présent, quoi lui demander... à présent que je suis
riche, je peux tout m'offrir moi-même. Je m'allonge un long moment
pour réfléchir, sirotant un cuba libre au bord de la piscine du
yacht. Je la regarde, elle est tellement belle, sa peau de pêche,
ses courbes de reine, je la désire, je la veux, elle sera à moi.
— Voici mon second vœu : je souhaite que tu sois toute ma vie ma
femme.
La
génie plissa son front à tel point que je craignis que cela ne
l'enlaidisse d'une ride.
— On me l'a jamais fait ça ! Es-tu sûr que tu ne préfères pas
une vraie femme ? Ou alors un vœu plus noble comme aider les
pauvres gens ? Car vois-tu je suis un génie, crois-tu qu'un
homme soit heureux marié avec un génie ?
— Si je te vœux ! Obéis génie !
Elle
soupira et d'un geste nonchalant :
— Soit, tes désirs sont des ordres.
Me
voici maintenant dans une cathédrale en costumes de mariés
entourés de milliers d'invités et devant le prêtre au moment
d'échanger nos vœux. Ceux-ci faits, nous nous embrassons. Ses
lèvres sur les miennes m'électrisent, je suis fou d'elle. Mon
bonheur est total. Quels changements en si peu de temps.
J'emmène
la mariée sous les applaudissements à bord d'une Bugatti Veron
vrombissante et nous partons en trombe jusqu'à notre villa pour
notre nuit de noce. Mais voilà, au moment le plus érotique, je
m'aperçois avec horreur qu'elle n'est pas tout à fait humaine et
que je ne puis lui faire l'amour. Elle se met à rire :
— Tu vois, je te l'ai dit : je suis un génie, pas une véritable
femme... il te reste un vœu, tu peux encore changer tout ça et
prendre une autre femme si tu le souhaites. Alors qui préfères-tu ?
Salma Hayek ou Beyonce ? Dita Von Teese ou Megan Fox ?
— Non c'est toi que je veux ! Mon dernier vœu : je souhaite
que tu deviennes humaine et ainsi tu deviendras ma femme !
La
génie fait une moue réprobatrice, et d'un geste forcé, finit par
réaliser mon ultime vœu.
Ça
y est, elle se transforme en véritable femme, ses jambes sont aussi
magnifiques que le reste et je peux enfin terminer ma nuit de noce.
Je vis un véritable conte de fée, quand je pense que le matin avait
été si pitoyable...
J'ouvre
les yeux, elle dort encore dans notre lit. Qu'ils semblent loin mes
jours heureux. Je me souviens : cet été dans cette villa de
milliardaire et puis tout à coup les impôts qui me tombent dessus.
Ils me demandent la source miraculeuse de mes revenus et comme je ne
peux rien prouver, ils me prennent pratiquement tout. Et puis
viennent les taxes sur mes biens immobiliers et sur mes véhicules,
le style de vie, les caprices de ma femme, et voilà qu'on m'attribue
des revenus que je n'ai pas, on m'imagine des comptes cachés aux
îles Caïmans. Je ne sais pas me défendre, je n'ai jamais été
riche, eux ils ont des combines, ils savent comment s'y prendre. Et
je n'ai pas non plus d'amis dans le milieu pour me conseiller alors
je finis ruiné, on saisit tous mes biens et mon compte est à sec.
Retour à la case départ, je sors de l'immeuble, le même qu'avant,
toujours aussi terne et mal fréquenté, de nouveau au RSA et
chercheur d'emploi, toujours fauché, il pleut, une voiture
m'éclabousse, je commence mal ma journée. J'ai pas envie de
rentrer, on va encore s'engueuler, quand elle me voit, elle me maudit
de l'avoir condamnée à cet enfer humain et passe son temps à me
hurler dessus. Ça dérange les voisins. Mon petit génie a pris 20
kg en six mois, son teint s'est terni, les premières rides, la peau
d'orange, le bide et les cheveux gras. Et puis elle se néglige et
fait une dépression, passant ses journées devant la télé.
D'ailleurs elle ne sait rien faire et n'ose même plus sortir. J'ai
pas envie de rentrer, c'est une journée pourrie dans une ville
pourrie d'un pays pourri.
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